Françoise RUDETZKI : une vie au service des victimes

Votant l’extension du champ d’intervention de la Fédération aux victimes du terrorisme, l’assemblée générale extraordinaire a tenu à adopter une motion dans laquelle elle "juge indispensable à la mise en place de ce projet que Mme Françoise Rudetzki rejoigne la Fédération du fait de ses compétences, de son expérience et de sa légitimité incontestables et inégalées en matière d’accompagnement des victimes du terrorisme".

Il est vrai que l’action de Françoise Rudetzki a pour tout responsable associatif valeur d’exemple, et que son histoire personnelle est étroitement liée aux progrès dont on pu bénéficier les victimes dans notre pays ces deux dernières décennies.

C’est le 23 décembre 1983 que le destin va frapper Françoise Rudetzki, puisqu’elle est victime de l’attentat qui frappe le restaurant le Grand Véfour à Paris. Ce drame va marquer le début d’un engagement entier, d’un combat sans répit pour la reconnaissance et les droits des victimes du terrorisme, mais au delà de toutes les victimes.

En 1985, elle fonde l’association "SOS Attentats", dont elle sera la présidente, puis la déléguée générale et porte parole jusqu’à sa dissolution en 2008, estimant ne plus avoir ni les moyens ni la force de continuer sous cette forme son action.

Dans les années 80, tout alors est à construire pour arriver à la prise de conscience de la nécessité d’une prise en charge spécifique et d’un suivi global et pluridisciplinaire des victimes d’attentats. Elle est ainsi en 1ère ligne quand surviennent tout particulièrement les vagues d’attentats au milieu des années 80 et 90.

Elle fait alors office de pionnière au point que lorsqu’il fonde la FENVAC en 1994 Jacques Bresson s’inspire directement de l’exemple de "SOS Attentats", et déjà les points de convergence entre attentats et accidents collectifs apparaissent évidents.

Mettant à profit sa formation supérieure en droit et en sciences politiques, Francoise a en effet été très directement à l’origine du vote de plusieurs lois, adoptées à l’unanimité :

- Loi du 9 septembre 1986 : création d’un Fonds de Garantie des Victimes d’Actes de Terrorisme étendu en 1990 à toutes les victimes d’infractions

- Loi du 30 décembre 1986 : rétroactivité de la loi précédente au 1er janvier 1985

- Loi du 23 janvier 1990 : statut de Victime Civile de Guerre, loi rétroactive aux actes commis à partir du 1er janvier 1982

- Loi de finances rectificative pour 1990 : exonération de l’impôt de mutation par décès sur les successions des personnes décédées du fait d’un acte de terrorisme (article 796 du Code Général des Impôts)

- Loi du 6 juillet 1990 :
- indemnisation des victimes d’infractions pénales
- droit pour S.O.S. ATTENTATS de se constituer partie civile (art. 2-9 du CPP)

- Loi du 8 février 1995 : délais de prescription prolongés à 30 ans pour les crimes terroristes et 20 ans pour les délits (art. 706-25-1 CPP)

Au début des années 2000, elle sera étroitement associée aux travaux du Conseil national de l’aide aux victimes sur l’évaluation du dommage corporel ou bien sur l’expertise médicale. Elle travaille également la réalisation par le ministère de la Santé d’un guide pratique de la prise en charge des victimes d’attentats et de catastrophes collectives.

Sous son impulsion seront menées lpar l’INSERM es premières études scientifiques sur l’état de santé physique et mental des victimes d’actes terroristes.

Relais inlassable des victimes, depuis 1985, Françoise est intervenue à toutes les tribunes, que cela soit dans des colloques partout dans le monde, des groupes de travail ministériels, dans les universités et écoles, devant le Parlement ou à l’ONU...

Acharnée, sans concession avec la vérité, elle est aussi de tous les combats judiciaires contre les auteurs d’attentats, notamment Carlos, ce qui lui vaudra d’ailleurs de nombreuses menaces de mort. En 1999, elle porte plainte au nom de "SOS Attentats" contre le Colonel Kadhafi, plainte qui sera rejetée par la justice française.

Depuis la création du FGTI, elle en est administratrice

Françoise est Commandeur dans l’Ordre de la Légion d’honneur, et Commandeur dans l’Ordre national du Mérite.

Pour mieux connaitre Françoise Rudetzki, nous reproduisons ci-après une interview donnée en 2004 à l’Express à l’occasion de la sortie de son livre "Triple peine" que nous vous encourageons par ailleurs à lire.


Françoise RUDETZKI : "Les combats secrets de ma vie".

On l’a souvent vue, d’abord dans un fauteuil roulant, puis soutenue par une canne, le visage grave, affrontant les caméras après un nouvel attentat ; on l’a entendue évoquer la dignité des victimes, dire la nécessité de les accompagner et de les indemniser ; on l’a vue plaider leur cause devant des chefs d’Etat, des ministres, des magistrats, et même affronter des terroristes dans les prétoires... De Françoise Rudetzki, fondatrice de SOS-Attentats, on connaissait donc le courageux combat public. On ne se doutait pas de ce que cachait sa vie privée...

Ce qu’elle révèle ici, en avant-première de la publication d’un livre bouleversant, Triple Peine, n’était en effet pas imaginable. La vie de Françoise Rudetzki a basculé le 23 décembre 1983, à 22 h 40, quand une bombe a explosé au restaurant où elle dînait. C’était il y a vingt ans. Mais l’attentat est toujours là, dans son corps, dans sa tête, dans son âme. « A ceux qui ont subi le terrorisme dans leur chair ou dans celle de leurs proches, je dis toujours qu’il est vain d’oublier, dit-elle. On peut déménager, changer d’emploi, refaire sa vie, mais on ne peut pas fuir le souvenir de l’attentat et tout ce qu’il a tué en vous. »

Mais il y a plus encore... Il a aussi fallu vingt ans pour que Françoise Rudetzki se décide à le dire : l’attentat, sa première « peine », en a engendré deux autres, qu’elle dévoile ici... On pourrait voir, dans ce récit, une étonnante leçon de vie, mais Françoise Rudetzki s’en défend : son histoire, confit-elle, est peut-être un combat, mais elle ne veut pas qu’on l’érige en exemple. On le comprendra en tout cas, l’humanité de cette femme-là est à l’évidence aussi exceptionnelle que son courage et sa persévérance.

Dans votre livre, vous révélez votre secret : vous avez été contaminée par le virus du sida en 1983. Voilà plus de vingt ans. Comment l’avez-vous appris ?

Peu de temps après l’attentat, j’ai réalisé que j’avais été transfusée massivement dès la première nuit, ce qui m’a, bien sûr, sauvée. Il n’y avait pas d’autre solution, et on ne connaissait pas, à l’époque, les dangers des transfusions. A l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, j’écoutais la radio : au début de 1984, le sida touchait les homosexuels et les hémophiles. Il m’a alors paru évident que j’étais dans la même situation que ces derniers.

Vous en avez eu tout de suite la certitude ?

J’en étais sûre. A l’automne, lorsque je suis retournée à l’hôpital pour y subir d’autres interventions, j’ai exigé un test. Les médecins étaient très étonnés et réticents. Je les ai harcelés, et j’ai fini par obtenir gain de cause... Le Dr Thierry Judet s’est assis au bord de mon lit, ce qu’il n’avait jamais fait, et il m’a appris que le test était positif. A l’époque, une telle annonce équivalait à une condamnation à mort. L’attentat ne m’avait pas tuée, je me battais pour mes jambes, j’étais sortie de sept semaines de réanimation, pendant lesquelles j’avais approché la mort, je connaissais son odeur, celle du désinfectant que l’on passe dans la salle commune de réanimation après les décès, j’étais sortie de tout ça et voilà le sida... Là, j’ai pensé que mon corps ne pourrait pas lutter contre cette mort annoncée.

Pourquoi avoir caché cette contamination ?

A l’époque, ma fille avait 10 ans. Elle avait failli perdre sa maman dans un attentat, elle m’avait vue malade, blessée, elle faisait des cauchemars et elle était très angoissée. Lui annoncer ma séropositivité, c’était lui dire que j’étais à nouveau condamnée à mort. Impossible. J’ai aussi pensé à mes parents, rescapés de la Seconde Guerre mondiale : pour eux, l’attentat avait été un coup terrible. Comment leur annoncer que le pronostic vital était à nouveau en jeu ? Et puis, il y avait les stigmates, l’exclusion. Rappelez-vous, Jean-Marie Le Pen parlait de « sidatorium »... Je me suis tue.

Comment avez-vous pu tenir ce secret si longtemps ?

Au début, seuls mes docteurs, mon mari et mon frère, qui est, lui aussi, médecin, étaient au courant. Je l’ai annoncé à ma fille lorsqu’elle a eu 17 ans, en lui expliquant que je n’avais pas de symptômes apparents, que je pouvais aussi lutter contre cette maladie si j’étais bien entourée. Mais mes parents, eux, sont morts sans le savoir : c’était important pour moi, car je sais qu’ils ne l’auraient pas supporté. Seuls une dizaine d’amis étaient au courant. Mon mari ne voulait pas non plus que j’en parle, car il pensait qu’on ferait le vide autour de nous. Ce qui a été très lourd à porter.

Vous auriez pu en faire un autre combat public, comme celui des victimes d’attentats.

A la fin de 1985, quand le combat de SOS-Attentats a commencé et que j’ai été médiatisée, le médecin qui me suivait à l’époque pour ma séropositivité aurait voulu que j’utilise cet accès aux médias pour aider les gens dans mon cas. J’ai refusé. Les associations d’homosexuels et d’hémophiles étaient déjà actives. Pour les victimes d’attentats, il n’y avait personne. Je n’avais pas la capacité physique de mener de front deux combats si intenses. Et les messages auraient été brouillés.

Vous portiez donc en vous ce secret, et cette angoisse terrible, à chaque transfusion, de savoir que le sang salvateur vous avait aussi empoisonnée...

Oui. Chaque fois qu’on m’a transfusée, j’ai eu des problèmes. En 1990, on m’a posé une prothèse au genou, ce qui a nécessité encore une transfusion, qui a provoqué une réaction allergique. Je ne compte plus les interventions chirurgicales. Une soixantaine, peut-être... En décembre 2003, on m’a encore opérée de la colonne vertébrale. L’autotransfusion m’est refusée, parce qu’elle risquerait d’activer le virus. J’ai donc reçu des poches de sang traité.

Comment vivez-vous cette maladie aujourd’hui ?

Je la surmonte. Je prends beaucoup d’antibiotiques, d’antidouleur, des comprimés pour dormir et les trithérapies, avec tous leurs effets secondaires, sur lesquels je n’ai pas envie de m’étendre. Ce sont des médicaments lourds... Savez-vous qu’à l’hôpital Bichat, à Paris, où on se les procure, il faut descendre au deuxième sous-sol, à la pharmacie centrale, en suivant les panneaux qui indiquent... la morgue ? Je crois être la preuve qu’on peut rester très active malgré le sida. Il ne faut pas se laisser abattre par la maladie. Je dis cela pour les femmes, car le sida a été longtemps vécu comme une maladie d’homme. Pourtant, 42% des personnes contaminées sont des femmes. Il faudrait d’ailleurs considérer le problème posé par leur procréation... Mais je n’ai pas envie d’endosser cette cause-là. Montrer qu’il est possible d’affronter le sida et de s’en sortir, c’est déjà une forme de militantisme. Mon combat, c’est le terrorisme.

Venons donc à ce combat qui vous occupe depuis vingt ans. Votre vie a basculé le 23 décembre 1983, lors d’un dîner au restaurant le Grand Véfour.

Nous y fêtions, mon mari et moi, nos dix ans de mariage. Vers 22 h 40, on venait de nous servir les desserts... C’est un bruit sourd que j’ai perçu en premier, puis j’ai été soulevée de terre... Je me suis réveillée à l’hôpital, les jambes en lambeaux, le corps transpercé par des centaines de débris. Ma jambe gauche n’avait plus d’os du tout entre le genou et la cheville. On prélèvera le péroné de l’autre jambe pour le transplanter et le transformer en tibia. Je sais, cela fait un peu science-fiction...

On ne sait toujours pas, à présent, qui étaient les auteurs de cet attentat.

Longtemps, j’ai hésité entre deux hypothèses : le racket et une escroquerie à l’assurance, mais je crois plutôt actuellement à la thèse d’un lien avec Action directe, comme Gilles Gaetner l’a écrit. Le groupe n’aurait pas revendiqué ce qui était pour lui un dommage collatéral, une bavure (j’étais déclarée entre la vie et la mort). On aurait pu enquêter, comparer avec les méthodes d’Action directe, mais la section antiterroriste n’a pas été saisie. Aujourd’hui, tous les policiers disent que l’enquête a été bâclée. Je me souviens encore de la déclaration de Joseph Franceschi, secrétaire d’Etat à la Sécurité, venu sur les lieux de l’attentat : « On va mettre tout en oeuvre... » J’adore cette phrase !

Pourquoi avoir entamé un combat public, alors que vous vous débattiez dans les souffrances dues à l’attentat et au virus du sida ?

Mon combat a démarré à cause de trois choses qui m’ont indignée. D’abord, un article du Figaro Magazine, au moment où le Grand Véfour a rouvert, disant que la bombe avait fait « beaucoup plus de bruit que de mal »... Puis l’attitude des Taittinger, les propriétaires du restaurant, qui n’ont jamais voulu entrer en contact avec moi : si j’avais reçu un bouquet de fleurs et une caisse de champagne, jamais je n’aurais entamé ma bataille. Enfin, la lettre recommandée est arrivée un matin, qui m’informait du non-lieu judiciaire clôturant mon dossier. « Non lieu », cela veut dire qu’il n’y a pas lieu d’instruire, que l’attentat n’a pas existé. J’ai décidé de me battre, pour que l’on ne nie pas la douleur des victimes.

Dans l’action de SOS-Attentats, l’association que vous fondez alors, vous découvrez le monde des hommes politiques, de la justice, des médias. Qu’est-ce qui a été le plus difficile ?

La chaise roulante m’a ouvert des portes : on reçoit généralement une femme handicapée de 36 ans. Le mot « terrorisme » fut le plus dur à faire accepter. Il n’existait pas dans notre Code pénal. Lorsque je me suis battue pour une reconnaissance du droit des victimes, on m’a dit qu’on allait nous accorder des droits « à titre gracieux ». Heureusement, j’avais une formation de juriste et j’ai répondu que je voulais un texte de loi ! Comme pour le sida, j’avais une sorte de prémonition que le terrorisme irait en s’aggravant. En 1982-1983, il y avait eu des attentats à la gare Saint-Charles, à Marseille, et à Tain-l’Hermitage, dus sans doute au terroriste Carlos. Mais en 1985, après l’attentat survenu chez Marks & Spencer, les hommes politiques affirmaient : « Le terrorisme est derrière nous ! » Comme ils refusaient le principe d’une loi, j’ai organisé une grande mobilisation médiatique avec Pierre Bellemare. Merci, les médias ! J’ai découvert que, grâce à eux, on pouvait forcer les hommes politiques à s’engager, surtout en période électorale.

C’est ainsi que vous avez rencontré François Mitterrand et Jacques Chirac...

Après l’attentat du 20 mars 1986, au Point Show des Champs-Elysées, François Mitterrand m’a fait appeler. A l’époque, je l’admirais, il correspondait à mes idées politiques. J’ai été choquée par sa suffisance : je l’ai vu congédier les photographes et les journalistes d’un geste méprisant de la main. Il m’a dit qu’il n’avait pas le pouvoir législatif - nous étions en cohabitation - mais qu’il demanderait qu’une loi soit mise en chantier. Jacques Chirac, dans la foulée, m’a lui aussi fait venir. Il a eu une approche humaine très différente. Il s’est d’abord intéressé à moi en tant que personne, me demandant des nouvelles de ma santé. Finalement, la loi a été mise en chantier. Mais il a fallu encore se battre pour imposer un amendement, car le volet « réparations » du texte avait été oublié, malgré les assurances que j’avais reçues au plus haut niveau de l’Etat...

Ce qui frappe dans l’attitude de l’administration, c’est sa volonté d’ignorer les victimes. Comme si, dites-vous, la société ne voulait pas voir cette bande d’éclopés qui demande des comptes.

Pour l’administration, une bonne victime, c’est une victime morte ! Ce dont je peux être fière, c’est d’avoir sorti les victimes de l’image qu’on leur a longtemps collée : dans leur flaque de sang, passives, subissant les événements. J’ai voulu que les victimes prennent leur destin en main. Des victimes qui viennent demander des comptes, c’est tout le sens du combat de SOS-Attentats. Celles qui se sont le plus impliquées dans l’association sont d’ailleurs celles qui s’en sortent le mieux.

C’est pourtant difficile de porter publiquement l’étiquette « victime ».

Mais il est nécessaire de passer par ce stade : « Je me revendique comme victime et je veux qu’on m’accepte comme telle pour mieux en sortir ensuite. » Si on occulte son drame, il finit toujours par vous rattraper.
Justement. Vous révélez aussi les autres effets, moins connus, des attentats : les divorces, les séparations, les suicides...
C’est le point sombre de notre action. Nous nous reprochons souvent de n’avoir pas pu empêcher des suicides. Certaines victimes sont souvent en grande souffrance parce que l’entourage n’a pas joué son rôle.

La recette, dites-vous, c’est de parler, parler, et encore parler.

Oui. Que l’entourage accepte que la victime rabâche, ressasse, y revienne sans arrêt. Il y a aussi une responsabilité des employeurs. Ce sont surtout des grandes entreprises qui ont été visées par les attentats : les grands magasins, la RATP, la SNCF, Air France... Pourquoi certaines victimes de la bombe des Galeries Lafayette, qui ont été transformées en torches vivantes au sous-sol, ont-elles été replacées dans le même sous-sol lorsqu’elles ont pu reprendre leur travail ? On a refusé de les affecter dans les étages ! A Orsay, un attentat sur une ligne SNCF a touché un jeune homme qui a dû être amputé - je tiens à préciser que ni la SNCF ni les grands magasins n’ont eu à indemniser : c’est le fonds de garantie que j’ai fait créer qui indemnise les victimes. J’ai obtenu de la SNCF qu’on donne à ce jeune homme, qui était coursier, un contrat emploi-solidarité. Quand le contrat s’est terminé, la SNCF a refusé de le transformer en contrat définitif, arguant qu’il n’y avait plus d’emploi disponible ! Je rappelle que la SNCF emploie 180 000 personnes, avec un quota obligatoire de personnes handicapées.

Comment expliquez-vous cette indifférence, et même ce mépris ?

Je ne me l’explique pas. Je n’ai jamais vu non plus les syndicats à mes côtés aux Galeries Lafayette, au Printemps ou dans les transports. Quand SOS-Attentats a eu des difficultés, l’an dernier, seule la CFDT m’a offert une tribune dans son journal avec un bulletin d’adhésion. Mais il n’y a eu aucune adhésion de syndicaliste. Les victimes dérangent. Et les victimes du terrorisme, encore davantage. Aujourd’hui, la Commission européenne et les Nations unies nous reconnaissent. Mais, pour rester ONG, nous avons besoin de fonds privés.

Lutter, c’est vivre, dites-vous. S’il n’y avait pas eu ce combat pour les autres, auriez-vous été tentée de laisser tomber ?

J’ai d’abord lutté pour ma propre survie, d’abord pour sortir de sept semaines de réanimation, puis pour sauver ma jambe, pour remarcher... J’ai eu la chance d’avoir une santé extraordinaire avant l’attentat et beaucoup d’énergie... Je ne me pose pas la question de savoir pourquoi : je m’en sers.

Il y a les blessures de l’attentat, la contamination par le virus du sida et puis ce que vous appelez dans votre livre une « troisième peine », un troisième fardeau qui vous pèse...

Oui. Récemment, mon frère m’a raconté que, pendant mon délire et mes cauchemars à l’hôpital - ce qu’il ne m’avait jamais dit - je parlais à voix haute d’une seule chose, obstinément : de la Shoah, des camps de concentration et d’extermination, des chambres à gaz. Je demandais sans cesse : « Pourquoi les Allemands ont-ils fait ça ? » Quand j’étais inconsciente, sous l’effet des médicaments, l’histoire de ma famille est donc remontée à la surface. Elle était enfouie quelque part en moi, et je n’ai pas pu y échapper. J’étais au côté de mes tantes, oncles et grands-parents disparus, et je souffrais avec mes parents, qui ne se sont jamais totalement remis de leur passé. Je ne savais pas que j’avais reçu cette tragédie en héritage, jusque dans mes cauchemars.

Comme si la confrontation avec la mort l’avait réveillée ?

Oui, cette lutte contre la mort... Je suis issue d’une famille juive qui a beaucoup souffert pendant la guerre. Pas plus et pas moins que d’autres familles : trois grands-parents, un oncle et trois tantes ont disparu dans les camps. Du côté de ma mère, elles étaient cinq filles, dont trois ont été déportées. Mes parents ont émigré en France dans les années 1930 pour fuir les pogroms en Pologne. Mon père était un « rad-soc IIIe République » pas du tout religieux. Nous avons été élevés avec mon frère dans cette culture française très républicaine, très laïque et très bien intégrée.

Ils ne vous avaient jamais parlé de tout cela ?

Très peu, mais je connaissais certains pans de l’histoire de ma famille. Après la mort de mes parents, j’ai retrouvé une boîte à chaussures contenant des lettres de mon père, qu’il avait écrites à ma mère lorsqu’il était en Allemagne, au Service du travail obligatoire. J’avais bien essayé de lire ces lettres à la mort de ma mère, mais je pleurais trop. Je les ai reprises récemment, quand mon frère m’a parlé de mes cauchemars à l’hôpital. Ce sont des lettres superbes. A longueur de pages, mon père essayait de remonter le moral de ma mère, qui a compris qu’elle ne reverrait plus ni ses parents ni ses s ?urs.

Cette troisième souffrance s’est donc révélée par une association inconsciente entre l’horreur de la déportation et celle de l’attentat.

Par le regard de mon père aussi. A mon chevet, à l’hôpital, ma mère pleurait beaucoup - ce n’était pas ce qui me stimulait le plus - tandis que mon père est resté toujours très courageux. Mais je le lisais dans ses yeux : il pensait qu’il n’avait pas su me protéger, qu’il n’avait pas su m’éviter cette horreur. Se dire que l’on a fui les pogroms, que l’on a survécu à la guerre et à l’extermination, que l’on vit dans un pays en paix, que l’on a donné à son enfant une éducation, une intégration, de l’amour et que cette enfant saute sur une bombe... Pour mon père, c’était un terrible échec. Et, dans son regard, je voyais cette souffrance qui se pérennisait. J’avais voulu l’enfouir au fond de moi, mais elle était là. Comme une triple peine.

Peine, dans le sens de douleur et non pas de sanction.

Absolument ! Ce n’est pas une malédiction d’être née juive. Je ne pense pas qu’une condamnation éternelle nous frappe. Hériter de cette histoire, survivre à un attentat, combattre le VIH, c’est toujours une confrontation et un combat contre la mort. Je regrette seulement que mes parents n’aient jamais pu me confier leur peine.

Là aussi, vous vous êtes heurtée à la bureaucratie.

Oui. Ma tante Dora, née en 1928, émigrée en France en 1930 et naturalisée par décret, avait droit à une petite pension d’enfant cachée. Récemment, un fonctionnaire lui a demandé de prouver qu’elle était bien polonaise à l’époque, et de fournir le... titre de transport Varsovie-Paris de 1930 ! « Ils avaient bien des papiers, quand même ! » m’a-t-il dit quand je suis intervenue. J’ai répondu, dans un coup de colère, que les papiers avaient tous brûlé à Auschwitz, avec les corps... A ce moment-là, j’ai eu l’impression que, dans certaines conditions, la machine bureaucratique fonctionnerait de la même manière, sans réfléchir, et tout pourrait recommencer.

Les ravages d’un attentat sont aussi psychologiques, existentiels, écrivez-vous. En vous écoutant, on se demande ce que, finalement, cette bombe a vraiment altéré chez vous : ce n’est ni l’énergie de vous battre ni
l’humanité... Alors quoi ?

Ce qui a été tué, c’est ma vie de femme. J’ai perdu toute possibilité d’avoir des relations sentimentales normales. Mon couple n’a pas résisté. Mon mari a sans doute été plus touché que moi. Parce que je devais lutter pour ma propre survie, je n’ai pas connu ce que vivent beaucoup de victimes, ces angoisses, ces reviviscences de l’attentat. Mon mari, lui, les a vécues : ses plaies physiques étaient superficielles, mais les plaies psychiques étaient profondes. Il n’a pas voulu m’en parler, pensant que je ne le supporterais pas. Des non-dits se sont installés entre nous. Au fil des années, ils nous ont séparés. J’ai sauvé ma jambe, vaincu partiellement le handicap, fait bouger des gouvernements, affronté des terroristes. Mais je n’ai pas pu sauver mon amour.

C’est pourtant un message d’espoir que vous avez voulu donner en vous livrant dans ces colonnes et dans votre livre.

Je voulais rendre hommage à ma famille, qui a traversé des épreuves, mais qui a fait preuve d’une grande solidité. A ma fille, à qui j’ai réussi à transmettre une joie de vivre, ce qui n’était pas évident il y a vingt ans. Et puis, oui, j’ai voulu donner un message d’espoir à tous ceux qui sont brisés par la vie, qui se sentent exclus ou différents. Je ne veux surtout pas apparaître comme un exemple. Mais je voudrais leur dire que l’on peut rester sept semaines en réanimation et s’en sortir, que l’on peut passer vingt ans dans les hôpitaux sans être un assisté, que l’on peut être atteint d’une maladie grave et rester en vie même si les progrès de la science sont trop lents, que l’on peut être reconnu comme victime et ensuite sortir de ce statut. Je voudrais leur dire que rien n’est jamais perdu.

Lexpress.fr 19 janvier 2004


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