Incendie de l’usine Lubrizol : selon l’enquête, le feu serait parti de la société Normandie Logistique

Selon les investigations, auxquelles « Le Monde » a eu accès, l’incendie qui a ravagé l’usine chimique de Rouen serait parti des entrepôts de la société voisine Normandie Logistique.

Vue aérienne de la zone industrielle de Rouen, en décembre 2019. Au centre, le site de Lubrizol, dévasté par un incendie. LOU BENOIST/AFP

Deux radiateurs électriques.
L’incendie qui a ravagé l’usine chimique Lubrizol et les entrepôts de la société Normandie Logistique, le 26 septembre 2019, brûlant dans un immense panache de fumée noire 9 500 tonnes de produits potentiellement dangereux en même temps qu’il plongeait les habitants de Rouen dans la stupeur, a peut-être trouvé son origine dans deux radiateurs électriques d’un vestiaire de Normandie Logistique (NL). Près de huit mois après l’accident, d’heures de vidéosurveillance analysées et d’auditions de salariés et de sous-traitants, c’est en tout cas la piste privilégiée par les enquêteurs. Le Monde a eu accès au dossier d’instruction de l’enquête pénale. Ouverte notamment « pour mise en danger d’autrui », elle a été confiée au pôle santé publique du tribunal de grande instance de Paris.

« A ce stade des investigations, aucun élément permettant de déterminer les causes de l’origine de l’incendie n’a pu être mis en exergue. Cependant, la localisation du vestiaire de la société Normandie Logistique par rapport à la zone de départ de feu, sa vétusté, la présence de deux radiateurs électriques sur lesquels des vêtements auraient pu être posés afin de les sécher, laisse place à des interrogations », concluent les enquêteurs. D’après les descriptions des salariés de NL, ce local, qui servait aussi pour une pause-café ou déjeuner, prenait l’eau par la toiture depuis plusieurs années sans qu’aucuns travaux n’aient été engagés et tous les appareils électriques (les fameux convecteurs, un vieux frigo, un micro-onde, une cafetière et une télé) étaient branchés sur une même multiprise. Contactée par Le Monde, Normandie Logistique n’a pas répondu à nos sollicitations.

La zone de départ du feu a été identifiée avec certitude. Elle se situe entre le bâtiment A5 de Lubrizol et le bâtiment T3 de NL, qui ont tous deux brûlé. Avant de retenir l’hypothèse des radiateurs électriques, les inspecteurs du service régional de la police judiciaire de Rouen ont écarté de nombreuses pistes. Ils ont « innocenté » un lampadaire situé sur le site du fabricant de lubrifiant, le long du bâtiment T3 de NL. Ils ont auditionné deux fois le salarié d’un sous-traitant de Lubrizol « en raison de son comportement la nuit des faits » (une escapade en discothèque lors de sa pause à 1 heure du matin, juste avant que l’incendie ne se déclare), mais n’ont retenu aucune charge contre cette personne qualifiée d’ « excentrique ». La piste d’un cariste présent sur la zone de stockage aux abords du bâtiment A5 entre 2 h 08 et 2 h 11 a également été abandonnée.

« Aucune intervention humaine »
La chronologie des faits a été reconstituée. A 2 h 35, on distingue sur les vidéosurveillances de Lubrizol des fumées accompagnées de « flashs » rouges à l’arrière du bâtiment A5. A 2 h 36, l’alarme de NL se déclenche, indiquant un incendie au niveau du bâtiment T3. A 2 h 39, celle du bâtiment A5 de Lubrizol retentit à son tour. Au final, les enquêteurs notent qu’« aucune intervention humaine » pouvant expliquer un début d’incendie n’a été constatée. Dans leurs auditions, les salariés de NL insistent sur la « vétusté » et le « manque d’entretien » des locaux.

La plupart, en outre, déclarent ne pas connaître la nature des produits Lubrizol stockés dans les entrepôts de NL et avoir reçu une formation spécifique minimale à la manipulation des fûts et des conteneurs en plastique, partis en fumée au petit matin du 26 septembre. « La gestion et l’organisation de la société NL apparaissaient légères au regard de celles de Lubrizol », commentent les enquêteurs.
Normandie Logistique (50 salariés sur le site de Rouen, 9 millions d’euros de chiffre d’affaires) est un nain comparé au géant Lubrizol (200 salariés, 1,3 milliard de chiffre d’affaires), filiale du groupe Lubrizol Corporation, propriété du milliardaire américain Warren Buffett. Contrairement à son voisin, qui avait envisagé de le racheter il y a quelques années, NL n’était pas classée en site Seveso et faisait l’objet de très rares visites d’inspection.

Les responsables de Lubrizol ont déposé plainte contre X. Ils répètent que l’origine du feu ne peut venir que de leur voisin. Le directeur de NL, Christian Boulocher, a été auditionné par les juges d’instructions le 26 février. « Le départ de l’incendie ne peut pas provenir de notre site », s’est défendu le dirigeant, avant d’être placé sous le statut de témoin assisté. Parmi les infractions retenues contre la société normande : un mauvais suivi de la maintenance des détecteurs incendie, un manque de moyens dans la défense incendie de l’établissement ou encore l’absence de point d’eau incendie à moins de 100 mètres. L’enquête révèle, en outre, un défaut de contrôle annuel des détecteurs incendie des bâtiments 2 et 3 en 2018 et du bâtiment 3 en 2019.

LE CHEF D’ÉQUIPE DE NORMANDIE LOGISTIQUE, QUI « DÉTENAIT BEAUCOUP D’INFORMATIONS SUR LE SUJET », S’EST SUICIDÉ LE 25 OCTOBRE 2019

Surtout, il est reproché à la société de ne pas avoir tenu à jour un état des stocks des produits qu’elle entreposait et de n’avoir procédé à « aucune vérification » des fiches de données de sécurité avant la réception des produits provenant de Lubrizol (60 % des stocks entreposés). « Il arrivait au chef d’équipe de refuser de recevoir des marchandises du fait de leur dangerosité, notamment des produits inflammables, qu’il renvoyait à Lubrizol », indique M. Boulocher aux juges. Le chef d’équipe en question « détenait beaucoup d’informations sur le sujet ». Il s’est suicidé le 25 octobre 2019. « Je ne peux pas m’empêcher de penser que l’incendie l’a impacté. Il a souffert de la campagne médiatique, témoigne le patron de NL. Il travaillait sur le quai de France depuis trente-neuf ans et il s’occupait principalement du stock de Lubrizol. » C’est également lui qui fermait les locaux et les plaçait sous alarme en fin de journée. Les enquêteurs n’ont pas pu recueillir son témoignage.

Publié par Stéphane Mandard, le 20 mai 2020.

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